Mines Paristech

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Interview de Kevin Levillain, enseignant-chercheur, co-responsable de la chaire Théorie de l’entreprise, Modèles de gouvernance & Création collective à l’Ecole des Mines.
20 avril 2020

« De plus en plus de grandes entreprises vont définir leur raison d’être »

L’entreprise peut désormais inscrire sa « raison d’être » dans ses statuts pour stabiliser son engagement vis-à-vis des clients et de l’ensemble des parties prenantes la concernant. Ce nouvel outil – proposé dans la loi Pacte – lui permet d’élargir son action à des intérêts collectifs, environnementaux, sociétaux ou liés à l’innovation, sans la limiter à la recherche du seul profit. Décryptage avec Kevin Levillain (École des Mines), enseignant-chercheur, co-responsable de la chaire Théorie de l’entreprise, modèle de gouvernance et des créations collectives, et coauteur de l’ouvrage La Mission de l’entreprise responsable.

Comment est née cette idée de « raison d’être » ?

Depuis un peu plus de dix ans, nous avons étudié à l’École des Mines – et en partenariat avec le collège des Bernardins – les crises des modèles classiques de gouvernance des grandes entreprises. Nous avons constaté, d’une part, que les questions relatives à l’innovation (pourtant centrales sur les sujets économiques sociaux et environnementaux) étaient inconnues, voire ignorées des conseils d’administration et des assemblées générales. D’autre part, nous avons montré comment la crise de 2007-2008 pouvait être expliquée par de mauvaises pratiques de gestion et de gouvernance au sein de certaines grandes entreprises, révélant ainsi la limite d’un système uniquement focalisé sur le profit, la rentabilité à court terme. Dans ce contexte, nous avons étudié des modèles de gouvernance originaux, notamment issus des États-Unis, avec l’idée de refonder le cadre juridique de l’entreprise en France. De ces travaux sont nés plusieurs ouvrages (Refonder l’entreprise, Les entreprises à mission, et plus récemment La mission de l’entreprise responsable) qui ont eu un certain écho auprès du monde économique et politique. Certains représentants de ces sphères se sont emparés du sujet pour proposer de l’inscrire dans la loi Pacte, qui a été adoptée par le Parlement le 11 avril 2019. Concrètement, le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) ambitionne de donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. L’utilité sociale et environnementale de l’entreprise n’est que peu reconnue dans le droit français. Via ce texte, on pourra désormais y introduire la notion d’intérêt social de l’entreprise, reconnaître la possibilité aux sociétés qui le souhaitent de se doter d’une raison d’être dans leurs statuts et permettre la création d’un statut d’entreprise à mission.

Quel est l’objet de cette raison d’être ?

Cette raison d’être peut répondre à des interrogations des actionnaires qui veulent s’assurer que le positionnement de l’entreprise soit en accord avec les enjeux sociaux et environnementaux. Elle peut aussi s’avérer être un argument pour attirer de nouveaux talents qui ne veulent pas seulement percevoir un salaire mais voir du sens à leur collaboration. Inscrire la raison d’être dans les statuts permet à l’entreprise de se projeter de manière constructive, ce qui est plus fédérateur pour les équipes qu’une simple recherche de rentabilité. Elle permet aussi de se protéger de dirigeants ou d’actionnaires activistes qui pourraient vouloir prendre des décisions allant à l’encontre de l’intérêt collectif.
L’enjeu de la raison d’être est de stabiliser l’engagement de l’entreprise qui sera le même vis-à-vis de l’ensemble des parties, puisqu’elle figure dans un document public et statutaire.

Que faut-il pour que cette raison d’être ait un véritable impact ?

Nous pensons que cet outil n’aura d’effet, et ne deviendra un véritable outil de gouvernance, que si un certain nombre d’engagements précis (pas forcément chiffrables) portent sur les objets, les savoirs, les compétences ou les métiers de l’entreprise. La raison d’être peut rester courte dans sa formulation, par exemple selon une phrase chapeau simple, mais devrait se décliner ensuite en divers engagements ou « promesses » faites aux différentes parties, qu’elles soient internes ou externes (partenaires institutionnels, clients…). L’idée n’est pas uniquement de désigner ce que l’on connaît, mais d’évoquer une représentation du futur de l’entreprise. L’un des enjeux, par exemple, consiste à expliquer l’engagement à innover qui sera pris. Si on innove, ce sera dans quelle direction ? En développant quel type de savoir ? Dans quel type de domaine ? Il faut être capable d’inscrire
dans cette raison d’être une forme de projection impliquant ce qui est nécessaire pour se développer. On donne un horizon, on se projette.

Quels avantages peut en tirer l’entreprise ?

Au départ, notre enjeu de recherche a été de construire une gouvernance qui puisse protéger le projet de l’entreprise des changements d’actionnaires, de dirigeants ou de contextes économiques. L’idée a été d’inscrire le projet de l’entreprise dans les hautes sphères de la gouvernance afin que certains indicateurs (financiers ou extra financiers, pas forcément liés à la stratégie), ne mettent en péril le sens que les salariés, les clients se font de la raison pour laquelle l’entreprise travaille. Les dirigeants qui font l’effort de l’inscrire dans les statuts, réalisent un grand pas, car des actions qui iraient à son encontre pourraient aboutir à des contentieux juridiques. En pratique, il est aussi important de s’assurer que les collaborateurs de l’entreprise travaillent, ensemble, à la même finalité. Ce qui implique le management. Nous pensons à ce titre que les salariés devraient co-construire les propositions de raisons d’être, ou au moins être informés dès le début de la démarche. Ils doivent y voir un lien avec leur propre activité. Maintenant que la raison d’être est inscrite dans la loi Pacte, elle peut devenir un enjeu de différenciation. Nous estimons, d’ailleurs, qu’elle devrait être co-créée en partenariat avec les directions de l’innovation, de la prospective, ou de la recherche technologique.

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