COVID 19 – Un chef d’entreprise raconte… #01 Éric Tarrerias

Manecho

COVID 19 – Un chef d’entreprise raconte : sa gestion de la crise, sa vision.

Interview d’Éric Tarrerias, PDG du groupe TB, leader de la coutellerie française.
30 avril 2020

« Garder une clientèle diversifiée va rester une priorité »

Pouvez-vous brosser un rapide portrait de votre activité ?

Fabricant de couteaux à Thiers, près de Clermont-Ferrand, TB Groupe est leader de la coutellerie française. Il réalise près de trente millions d’euros de chiffre d’affaires, avec une centaine de salariés. Nous sommes une entreprise familiale depuis 1648. Nos couteaux sont produits de façon industrielle, sachant que nous commercialisons également des couverts. Nos clients sont les acteurs de la grande distribution, en GSA, mais aussi en GSS, dans le discount et le retail. Nous travaillons, en outre, pour l’Armée, et répondons à des sollicitations de chefs étoilés, comme Guy Savoye, ou à celles d’industriels qui lancent des gammes innovantes de couteaux. Côté export, notre groupe a des marchés établis en Belgique et en Afrique. En 2019, il a ouvert une filiale aux États-Unis.

Avez-vous perçu des signaux faibles, au début de l’année 2020, indiquant qu’une grave crise sanitaire se profilait à l’horizon ?

Via notre activité des Arts de la table, nous travaillons étroitement avec des sociétés chinoises. Sur place, nos usines et nos contacts nous ont transmis, au début de l’année, des informations qui semblaient plus alarmantes, notamment sur l’import. Mais bien entendu, personne ne pouvait imaginer la déferlante sur l’Europe. On a pris une première claque avec l’annulation du salon de Nuremberg (consacré à l’équipement outdoor, chasse, sports de tir). Ensuite, ce fut au tour du salon de Chicago de fermer le rideau, puis maintenant, à celui de Canton…

À l’annonce du confinement, quelles ont été les actions prioritaires mises en place par votre groupe ?

Le lundi 16 mars, dans la matinée, nous avons pris la décision de fermer l’entreprise : fabrication, logistique, bureaux. L’effervescence et l’inquiétude du personnel étaient réelles, palpables. Nous n’avions pas d’autre choix. À midi dix, tous les salariés sont rentrés chez eux, en état de choc. Nous avons transféré la réception des appels sur le portable du responsable de la logistique. Ensuite, il a fallu arrêter la production : certaines machines, comme les fours à traitement thermique, mettent 24 à 48 heures pour se refroidir. On a donc mis en place une cellule technique de visite journalière pour vérifier qu’il n’y ait aucun incident.

Que s’est-il passé la deuxième et la troisième semaine ?

Sous l’impulsion du gouvernement, l’Union des Industries et Métiers de la Métallurgie (UIMM) nous a fortement encouragés à reprendre l’activité. Tous craignaient une crise sociale, politique, voire démocratique. Je pense que nous sommes passés à côté d’une catastrophe monumentale, car l’arrêt obligatoire, total, de toutes les entreprises – déjà très violent – aurait eu des conséquences dramatiques s’il avait perduré. Heureusement pour nous, les GSA n’ont pas fermé leur partie non-alimentaire. Concrètement, nous avons fait le tour de nos clients. Sur la base du volontariat, nous avons mis en place une structure de logistique pour livrer les produits déjà disponibles et pour honorer les commandes qui continuaient d’arriver. Tout le monde a répondu présent. Ce fut un énorme soulagement. En troisième semaine, nous avons remis en route la production, toujours sur la base du volontariat, avec toutes les procédures de sécurité nécessaires à nos salariés. Notre entreprise est très robotisée, ce qui représente un avantage. La logistique a fonctionné également. Les designers travaillent à domicile. La quasi-totalité des salariés sont en activité, soit sur place, soit en télétravail. En revanche, les commerciaux sont au chômage technique, puisqu’ils ne peuvent pas se rendre physiquement dans les magasins. On fonctionne à moins de 40 % d’activité.

Sur le plan humain, quels enseignements tirez-vous de cette situation sans précédent ?

Dans un tel contexte, totalement inédit, nous avons pu valider l’engagement extrêmement fort, sur la base du volontariat, de nos collaborateurs. Ça a été un vrai message pour notre direction familiale de constater : « tout le monde revient », à la logistique, à la production, les équipes ont répondu présent ! Actuellement, notre organisation est différente, puisque nos salariés partent chez eux plus tôt dans l’après-midi, et travaillent entre midi et deux heures, alors qu’auparavant, une coupure nette leur permettait de déjeuner dans notre cantine. Il y a peut-être des enseignements à tirer de cette flexibilité horaire. Du côté de nos clients, je tiens à souligner le soutien permanent, sur le plan financier mais également relationnel, dont nous a fait bénéficier l’Armée. Ce fut particulièrement appréciable dans cette période à haut risque.

Cette crise a-t-elle révélé d’autres forces ou d’autres failles ?

Avoir une clientèle très diversifiée – comme c’est le cas au sein de notre groupe – est un atout majeur. C’est ce qui nous sauve aujourd’hui. Si nous avions travaillé exclusivement pour les grands magasins, exclusivement pour le retail, ou exclusivement pour la restauration, nous serions 100 % à l’arrêt. Il ne faut donc pas dépendre d’un secteur pouvant être fermé le matin pour le soir. C’est la révélation de cette crise : du jour au lendemain, tout peut s’arrêter ! Nous allons donc continuer à enrichir notre éventail de clientèles. Deuxième point : le made in France, le produire local, le circuit-court, le « bio-économique », vont prendre plus d’ampleur. Cela conforte nos choix de production, nos choix d’implantation en France. Enfin, nous serons très prudents face à la sollicitation de clients, à l’étranger par exemple. Un gros marché à prendre, qui nécessiterait d’importants investissements de notre part, en machines, en main-d’œuvre, sera abordé avec une grande vigilance, pour ne pas déséquilibrer notre groupe dans sa globalité.

Y a-t-il une image, un fait saillant que vous retiendrez particulièrement ?

La troisième semaine après le confinement, lorsque je suis descendu de ma voiture sur le parking de l’entreprise pour rejoindre mon bureau, j’ai entendu le bruit des machines repartir. Chez nous, mais aussi sur toute notre zone industrielle. Retrouver le bruit de l’activité, qui redémarre, a été une émotion très forte. C’est marquant. Le grand silence était enfin rompu. À ce jour, notre grande question est : quelle va être la reprise de la consommation ?

©Groupe TB