Manecho

Gérald Cohen

La mode comme observatoire du monde qui change

Interview de Gérald Cohen, auteur, publicitaire et créateur du concours Babybrand
2 mai 2015

Personnalité influente du milieu des créateurs de mode (et de ses fêtes !), Gérald Cohen dirige depuis plus de vingt ans une agence de référence pour de nombreuses marques internationales comme Tod’s, Hugo Boss, Geox, Tumi ou encore Zadig & Voltaire. En 2009, il invente le concours BabyBrand, destiné à repérer et valoriser la nouvelle génération de marques fondées par les digital natives.

Quel est votre regard sur les modèles actuels de création et de distribution de la mode ?

Aujourd’hui, tout s’accélère à la vitesse d’Internet. La société vit une période de changement enthousiasmante. Les modèles de distribution fashion et food suivent des directions identiques. Les enseignes de supermarché ont compris qu’il faut maintenant s’installer dans des pieds d’immeubles au centre des quartiers des grandes villes et non plus seulement dans la périphérie des villes. L’alimentation suit un chemin proche de la mode dont elle emprunte les codes. De même que la mode a adopté le streetwear, l’industrie alimentaire est passée au streetfood à l’occasion de la crise financière de 2009. Cela a donné lieu à l’émergence des mono-marques de food, principalement des produits américains à la sauce française (hamburger, hot dog, bretzel…), des spécialités hexagonales comme les éclairs, macarons, mais aussi des recettes orientales.

Qu’est ce qui marche en mode ?

Les accessoires : des mono-produits iconiques qui sont le socle fondateur des grandes maisons. C’est la « fonction d’usage » qui fait le luxe. Chez Hermès, le carré de soie avec son format parfait protège du froid et de la poussière ; le sac Kelly au format centenaire est capable d’accueillir une Tablette Apple ; chez Tod’s, les semelles sont antidérapantes et très confortables… Pour les marques de food, la démarche est identique. En hyperspécialisant une marque, vous valorisez un produit, vous en faites un produit iconique, de luxe et vous devenez le spécialiste. Vous ne savez faire que ça, donc vous êtes le meilleur, ce n’est pas forcément vrai, mais ça peut fonctionner : c’est du marketing.

Comment imaginez-vous la distribution à venir des marques de luxe ?

Face au développement croissant de l’e-commerce, elles vont de plus en plus se séparer de leurs nombreuses boutiques extrêmement coûteuses pour développer des magasins événementiels. Des Pop-Up stores installés à des endroits stratégiques, comme les alentours des Grands Magasins ou des lieux historiques comme la Tour Eiffel. Avec des boutiques ponctuelles d’une semaine, quinze jours ou un mois, les grandes marques ainsi que les marques naissantes se positionneront au plus près de leurs clients selon une stratégie millimétrée. Prenez l’exposition de Jeff Koons au Château de Versailles, Hermès, Gucci ou Prada auraient pu y installer leurs boutiques pour toucher leur clientèle forcément en phase avec le public de l’exposition. La grande mutation du commerce du luxe sera aussi issue de la relation nouvelle qui va s’établir entre les clients et les marques. Connectées en permanence à leurs clients qu’elles suivront sur les réseaux sociaux, les forces de vente pourront répondre instantanément à leurs demandes. Elles pourront aussi voir où ils sont, ce qu’ils ont acheté, à quel prix, et chez qui, pour leur faire directement des offres commerciales. Maria Louisa, la grande acheteuse et propriétaire de son concept store éponyme, connaissait les goûts de chacune de ses clientes. Elle était la première à Paris à les appeler pour les avertir des nouveautés choisies à leur attention. Aujourd’hui, les vendeurs vont devenir des e-vendeurs. Le Big data s’amplifie. Avant, les grandes marques et les détaillants utilisaient les mailings postaux, les catalogues, le mail pour communiquer avec leurs clients.Aujourd’hui, Instagram et Twitter sont les nouveaux moyens de tout savoir sur eux. La vente du luxe et de l’hyper luxe va ainsi se personnaliser avec une relation directe et numérique entre le vendeur et ses clients.

Quel rôle va jouer Internet dans la redistribution des cartes du secteur de la mode ?

Du fait d’Internet, la mode n’a plus le temps de s’installer. Les tendances se succèdent de plus en plus rapidement et saturent d’images les consommateurs sur les réseaux sociaux. Ces tendances sont dupliquées dans tous les univers professionnels : le food, la banque, les assurances, l’automobile, jusque dans la politique. Le véritable enjeu, c’est l’accès gratuit à Internet, au wifi. À Paris par exemple, on ne peut pas se connecter librement au wifi. Donc, on est enfermé, on ne peut pas inventer, ni commercer. Internet doit être accessible gratuitement et facilement dans les rues des principales villes françaises et dans les banlieues. Ce frein insupportable représente un manque à gagner considérable en termes de création d’entreprises et de formation des jeunes.

L’accès à Internet pourrait-il faire évoluer la structuration des villes ?

Avec la nouvelle génération de marques, les Babybrand (qui ont à leur tête des jeunes très entreprenants, dont beaucoup de femmes), de nouveaux centres de production vont s’installer en banlieue. Il faut les favoriser en faisant des zones franches où le wifi sera gratuit pour créer des centres multiples dans le Grand Paris qu’il faut construire d’urgence. Si on peut fabriquer localement, on pourra aussi vendre localement dans des petits commerces multimarques relayés sur le web avec des produits correspondant à un marché local comme c’est déjà un peu le cas avec les Ruches qui donnent rendez-vous à leurs clients via des applications. On va redessiner un nouvel urbanisme où bureaux, centres de production et habitations coexisteront. Les commerces doivent s’implanter en banlieue car elle représente un vivier créatif et un chiffre d’affaires considérable qui, jusqu’à présent, est ignoré. Supprimer le Sentier au cœur de Paris fut une erreur. Ce fut un bienfait pour les plus riches parce qu’il n’y a plus d’embouteillages, moins de pollution. Mais on a perdu des emplois. Les centres de production ont été chassés des villes. Aujourd’hui, il y a les FabLabs… Bientôt il y aura des imprimantes en réseau qui remplaceront les petites usines d’avant. La Poste et des sociétés de coursiers se chargeront des livraisons en Drone, comme c’est prévu en Suisse. La physionomie de la ville va changer. La technologie et les babybrand y joueront un rôle fondamental.

Comment se positionnent les Babybrand dans cet écosystème ?

Elles aspirent majoritairement à se faire racheter par Bernard Arnault ! Elles sont jeunes et leur modèle est encore celui du luxe. Mais les plus grands professionnels connaissent les limites de ce modèle industriel et capitalistique. Les plus prometteuses de ces marques naissantes, tous domaines d’activités confondus, sont très imprégnées par l’univers de la mode. Elles placent l’économie comme un levier positif de développement. Elles s’articulent autour de trois concepts : eco-friendly, commerce solidaire et Buy One/Give One. Les grands groupes sont intéressés par les BabyBrand car elles possèdent les clés de leur nouvelle concurrence : le renouvellement de l’offre et savoir s’adresser aux moins de trente ans. De plus, elles sont légitimes dans l’utilisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Lorsque Le Chocolat des Français a gagné le concours Babybrand Food, ils ont été immédiatement contactés par le Bon Marché. Outre d’avoir su associer les codes de la mode au Food, leur force réside dans la maîtrise de leurs réseaux sociaux. Après quatre mois seulement d’existence ils ont déjà 45 000 followers sur Instagram. C’est ce qui fait venir à eux les grandes enseignes de distribution mais également des marques installées pour des opérations de co-branding avec la nouvelle génération. Les nouveaux showrooms commerciaux, c’est Instagram ! Il faut faire des passerelles entre les groupes de luxe, les marques installées et les Babybrands. Il faut intéresser les jeunes marques en les associant au processus de création et pas uniquement comme de simples salariés, mais comme de véritables partenaires qui feront évoluer le business en intégrant leurs valeurs générationnelles.

Quel est votre rôle auprès des Babybrand ?

Mon métier consiste à raconter l’histoire des marques aux journalistes. Le plus important dans une marque, c’est le produit mais également son discours. Le discours, c’est tout : ce qu’on dit et comment on le dit. Je me tourne vers des marques installées et je leur explique comment fonctionnent les jeunes marques et la nouvelle génération : « Si vous voulez que votre boîte continue, adressez-vous à eux, pensez comme eux car leur influence sur les cinquantenaires est considérable. Utilisez l’humour dans votre communication. Soyez responsables et équitables dans vos affaires, donnez vos invendus aux plus pauvres… ». Je leur recommande de les écouter, même s’ils peuvent leur paraître mal élevés ! Ils sont juste impatients. Mon métier, c’est de créer des passerelles avec les jeunes marques. La prochaine vente de Babybrand de mode aura lieu le 18 juin sur www.vente-privee.com, le numéro 1 européen de la vente en ligne qui a été le premier à repérer le phénomène de la nouvelle génération de marques. Chaque jour une marque sera mise en avant sur le mini site Vente-Privée- BabyBrand. C’est une énorme chance pour les jeunes marques sélectionnées. Mon rôle consiste à les repérer et les valoriser afin qu’elles deviennent des centres de profit… ou pas ! Je n’ai jamais été intéressé par le passé, je préfère être avec des jeunes ou des grands patrons. Car ce sont des visionnaires. Au milieu, il n’y a que des suiveurs. Ce ne sont pas des inventeurs. Et il faut travailler avec les inventeurs !

Gérald Cohen publie aujourd’hui La Mode comme observatoire du monde qui change, un livre dans lequel il raconte comment la mode est devenue une industrie dominante qui sert de modèle à de nombreuses industries : du cinéma à l’agro-alimentaire, de la banque à l’automobile, mais aussi au monde de l’art et de la politique. Il y décrit le rôle des célébrités dans la communication des marques, l’évolution de la presse et le pouvoir des réseaux sociaux.
Selon lui, les Babys vont vivre dans un monde inédit tourné vers l’Asie, les technologies, la pensée quantique et la conquête des libertés individuelles menées par les femmes. Et ce siècle qui déboule est un adolescent turbulent de quinze ans qui n’a pas fini de nous chahuter pour nous remettre en question !

©Gerald Cohen – Shutterstock