Manecho

Crédoc

Interview de Sandra Hoibian, Directrice du pôle Évaluation et Société
8 juillet 2019

ManEcho - Sandra Hoibian

Sandra Hoibian, Directrice du pôle Évaluation et Société

Dans un environnement mouvant et bousculé par les nouvelles technologies, la quête de soi, l’émancipation personnelle, le besoin de reconnaissance sont, finalement, le seul horizon de certitude, avec des risques de repli sur ce que l’on connaît.
Explications de Sandra Hoibian, directrice du pôle Évaluation et Société au Crédoc.

Pouvez-vous nous rappeler la mission du Crédoc ?

Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, association de loi 1901, suit la société française depuis plus de soixante ans. Il analyse et anticipe le comportement des individus dans leurs multiples dimensions : consommateurs, agents de l’entreprise, acteurs de la vie sociale. Et ce, en conduisant des enquêtes régulières sur les modes de vie, les opinions et les aspirations de nos concitoyens : nous observons ce que les Français mangent, ce qu’ils pensent, comment ils vivent… Le Crédoc se finance à 90 % via les entreprises ou organismes publics qui lui commandent des études et analyses sur des
sujets variés. Notre organisme bénéficie, en outre, d’une subvention de l’État (à hauteur de 10 % de son budget).

Notre équipe pluridisciplinaire (intégrant des anthropologues, démographes, économistes, nutritionnistes, sociologues, statisticiens, spécialistes de la data science, du marketing…) s’adresse à une large palette de clients et fait face à une grande diversité de sujets, en utilisant des méthodes très variées. Notre but étant de produire un discours compréhensible sur la société française.

Que valorise la société aujourd’hui chez les individus ?

Aujourd’hui, notre société valorise la quête de soi, la liberté individuelle, l’émancipation personnelle : chacun doit être l’entrepreneur de lui-même, construire son projet professionnel, bâtir sa vie amoureuse, et arriver à raconter une histoire de lui-même qui soit suffisamment cohérente et séduisante pour obtenir la reconnaissance d’autrui.
C’est une grande chance car cela confère beaucoup liberté et de choix aux gens. Mais ce phénomène revêt un aspect plus sombre, car il est aussi une source d’inégalités et de difficultés. Il crée des écarts à l’intérieur de la société. Dans une société qui évolue sans arrêt, qui s’accompagne de vies un peu morcelées, réussir à recoller les morceaux pour raconter quelque chose de cohérent, n’est pas une chose aisée. Une partie de la population n’y arrive pas, et ressent de la frustration, un certain décalage avec les autres. Le besoin aujourd’hui le plus important est un besoin de reconnaissance. J’existe, je voudrais qu’on le sache, je voudrais qu’on me reconnaisse en tant que personne et avoir ma place.

Cette volonté de s’écrire soi-même est assez nouvelle…

Elle n’est pas réellement nouvelle, mais elle devient omniprésente et difficilement contournable. Les réseaux sociaux montrent l’ampleur qu’a pris la mise en scène de soi à chaque instant. D’une certaine façon, ils nous montrent qu’aujourd’hui cela ne sert à rien de s’être trouvé, d’avoir réussi à comprendre « qui l’on est vraiment » si personne ne le sait ! Le rapport au corps est un autre exemple de ce phénomène. On valorise le fait d’avoir le contrôle, la maîtrise de notre image, notre corpulence, notre forme physique, notre façon de nous habiller. Auparavant, par exemple, le tatouage signifiait qu’on appartenait à une communauté, à un collectif, tandis qu’aujourd’hui, il dit : je suis moi-même. Cette marque sur le corps, je l’ai choisie, elle est unique et représente une partie de ma vie. Ce chemin-là est visible quels que soient les domaines. On l’observe notamment avec l’éclatement des modèles alimentaires, la revendication d’être végan, ou, au contraire, de continuer à manger de la viande quand on en a envie. Le rapport aux politiques s’est également transformé : ce n’est plus possible de voter, une fois pour toutes, pour un programme, un parti ; chacun souhaite pouvoir voter pour chacune des mesures qui lui convient, et pouvoir dire s’il est d’accord ou pas, à l’instant t. Parce que chacun est dans une identité mouvante, qui se construit et se reconstruit en permanence.

Qu’est-ce que cela remet en cause ?

Il y a une remise en cause de tout ce qui est institution, organisé, vertical, parce que ces organes ne peuvent pas prendre en compte la singularité de chacun. Bien avant la crise des gilets jaunes, nos enquêtes révélaient que plus de 60 % de la population déclaraient vivre des difficultés importantes que les média et les pouvoirs publics ne voient pas réellement. Il y a donc un sentiment d’invisibilité qui est à la mesure du besoin de reconnaissance. De mon point de vue, ce besoin de reconnaissance va continuer à se développer.

Il y a donc une forme d’incertitude ?

Le phénomène de l’incertitude n’est pas nouveau, mais il s’accélère. On n’a pas le temps de prendre en compte une nouveauté qu’une autre surgit déjà. Les entreprises elles-mêmes ont du mal à s’adapter, car les technologies changent constamment, les modes évoluent très vite.
À peine a-t-on mis en place une organisation qu’elle est déjà obsolète. C’est difficile pour les entreprises comme pour les individus, car il faut s’adapter en permanence. C’est exigeant, voire épuisant. Cette incertitude peut donc générer des formes de replis. Car tout va trop vite et on en a assez. L’être humain a aussi besoin de certitudes.
Sur le plan affectif, on observe les mêmes tendances. Le fait de ne plus être obligé de vivre toute sa vie avec la même personne offre une plus grande liberté, mais produit de l’insécurité. Il faut être tout le temps beau, séduisant pour que la personne reste avec nous. Il n’y a plus de contrat moral, tout peut être rompu.

La séduction n’a jamais autant été un marché de compétition. Difficile d’arrêter de rencontrer des personnes sur Tinder, sachant que, potentiellement, on peut en rencontrer de manière infinie ! D’une certaine façon, le libéralisme (au sens philosophique de la valorisation de la liberté individuelle) rentre dans toutes les facettes de notre vie. Avec ses bons et ses mauvais côtés.

Comment les jeunes appréhendent-ils ces mouvements ?

Les jeunes sont la variable d’ajustement de notre société. Ils ont des contrats courts, sont les plus précaires, ont beaucoup de mal à devenir propriétaires. Dans le travail, ils doivent être en mesure d’aller partout, de changer de ville, ce qui implique de trouver un nouveau logement, avec des problématiques matérielles évidentes.
Les injonctions à la mobilité et à l’adaptabilité ne s’appliquent pas à ceux qui les prononcent! On demande beaucoup aux jeunes : ils doivent être mobiles, raisonnables, adaptables à loisir. Ils grandissent également dans une société imprégnée d’un discours catastrophique sur le monde qui va à sa perte, notamment en liaison avec les enjeux écologiques…

Comment trouver une source d’espoir dans cet univers ?

L’univers collaboratif et l’univers numérique peuvent offrir des réponses, à mon sens. Car les jeunes ont davantage d’emprise sur ces domaines que leurs aînés. Ils ont un peu plus d’expérience. Il y a là un renversement : les jeunes sont les sachants, ils ont donc du pouvoir.
La chercheuse Annick Percheron disait que les jeunes sont le miroir grossissant de notre société. C’est à travers eux qu’on peut voir la société de demain. Celle-ci va vers la numérisation, l’individualisation, l’incertitude. Les jeunes le subissent mais sont aussi précurseurs.
Ils parviennent à créer de la cohésion en appartenant à des communautés différentes en fonction de leurs envies, leurs affinités, leurs centres d’intérêt.
La lecture optimiste de ces communautés 2.0 (choisies, multiples) met en lumière la formidable liberté de chacun, combinée à la possibilité d’appartenir à plusieurs groupes en fonction de ses envies, centres d’intérêt, valeurs, modes de vie, etc. Il existe toutefois un risque d’essor de communautés fermées : où chacun ne veut plus côtoyer que des gens qui lui ressemblent, parce que c’est sécurisant. Ce qui entraîne plus de radicalisation.

À quoi les jeunes aspirent-ils aujourd’hui ?

Les travaux que nous menons sur les jeunes montrent qu’ils sont dans des problématiques concrètes : avoir un logement, un travail. Ils sont moins propriétaires que les générations précédentes au même âge, sont majoritairement en CDD. On sait bien qu’il faut avoir assouvi des besoins fondamentaux pour aspirer à d’autres besoins, comme le démontre la pyramide de Maslow. En matière d’emploi, on note que les jeunes souhaitent davantage de liberté. Ils désirent une vie à la fois équilibrée et intense. Ils veulent profiter de toutes les facettes de l’existence, la famille, le travail, la vie affective, les amis. Ce désir de vie intense est à la mesure d’une société qui s’enrichit.

Les pouvoirs publics sont aussi soumis à des tensions…

Effectivement. On veut l’égalité sur tout le territoire, mais comment fait-on pour que tout le monde ait accès à la même offre, tout en permettant l’inventivité, et la créativité ? Car qui dit inventivité dit différence. De la même façon, on observe une tension entre la sécurité et la liberté, partout. On veut, par exemple, qu’un Ehpad offre un maximum de sécurité aux personnes âgées, dont on veut qu’elles soient protégées. Ce qui implique des normes, du personnel médicalisé, une organisation sécurisante. Et dans le même temps, on souhaiterait que nos aînés qui y sont accueillis puissent être libres de leurs mouvements, avoir des liens avec l’extérieur. Les pouvoirs publics ne peuvent, à eux- seuls, résoudre ces contradictions. La société doit aussi choisir des directions, c’est-à-dire, de facto, renoncer à d’autres.

On parle beaucoup de l’entreprise apprenante. Qu’en pensez-vous ?

Aujourd’hui, l’affectif revêt une importance nouvelle. Pendant des années, le rationnel prévalait au sein de l’entreprise. Or, on ne peut pas faire travailler les gens qu’avec des critères rationnels parce que l’être humain est beaucoup plus que ça.
L’entreprise apprenante vise à concilier ce que le salarié souhaite faire, avec ses propres besoins à elle. Mais tout ne peut pas toujours être réconcilié… Cette démarche demande donc du travail, une organisation souple, changeante, avec une vision plus horizontale du management, qui prend davantage en compte la personne dans son entièreté. Mais on sait désormais que l’ancienne culture du reporting systématique, qui se fonde sur des process, des règles, des cadres, finit par épuiser les gens, par tuer tout désir de travailler. Les grandes entreprises, comme La Ratp, Renault, entre autres, sont intéressées par ce type de démarche. Elles sont dans des problématiques d’adaptation permanente.
C’est enthousiasmant, plus ouvert, ça crée des ponts, plus d’attachement à l’entreprise. Même si cela peut paraître déroutant. Pour moi, il s’agit avant tout de faire des petits pas, sans ambition démesurée, pour donner à chacun un peu plus de pouvoir d’agir.

©Crédoc